Être et amour du Soi dans la pratique yogique
Une vidéo You Tube[1]
présente un yogi indien dénommé Baba Raj exécutant différents asanas. Il est
filmé en extérieur, proche de la nature, pratiquant sur deux simples et fines
nattes positionnées en croix, à même le sol. Il est seulement vêtu d’un court
caleçon noir. Il existe des centaines de vidéos de pratiquants de yoga en
mouvement sur le net, mais celle-ci diffère considérablement des autres. Ici,
nulle trace d’idée de performance physique, en dépit du haut niveau de
difficulté et de maîtrise des postures effectuées. Ce qui frappe au premier
coup d’œil, c’est la lenteur d’exécution alliée à une extrême concentration et
intériorisation. Le regard est précis, posé au dehors et en même temps relié à
la profondeur que l’on devine au-dedans. Chaque geste est posé avec soin,
précision et application, dans le respect du corps, et certainement, en bonne
connaissance des possibilités mais aussi des exigences structurelles de
celui-ci : la moindre torsion d’un membre par exemple est préparée en
amont par un positionnement précis des muscles et des os qui contribueront à
une exécution du mouvement sans gêne ni douleur. Cette délicatesse donne à voir
une pratique tactile, d’une profonde
sensualité. Le rapport au sol, à la terre, est comme amoureux mais tout autant,
à bien regarder, le lien à l’air ; car cette manière de pratiquer est une
sorte de caresse, à la fois intérieure du corps par le corps, mais aussi
visiblement à tout ce qui le touche, l’environne, voire tout ce qui est. La
fluidité, la lenteur, la tactilité contribuent à faire du corps un pont entre
intérieur et extérieur, mais aussi au-delà d’une simple occasion ou lieu de
pratique, un temple d’union du vivant
et non pas seulement au vivant. L’harmonie
qui se dégage de l’ensemble transpire l’amour du vivant. La pratique devient
offrande et ainsi, en même temps, la possibilité d’une expérience profonde de
ce concept philosophique ancestral fondamental, et souvent néanmoins considéré
comme abstrait : l’Être. Dans et par le corps, le yogi entre dans cette
expérience : il est, il incarne cette expérience. Il s’agit alors dans ces
conditions, d’un moment sacré, précieux, d’autant plus pour nous occidentaux du
XXIème siècle, qui sommes majoritairement dans l’oubli du sens profond de
l’Être, voire même de son existence : jusqu’à « l’oubli de l’oubli de
l’Être » selon la formule de Heidegger[2].
La contemplation de ce yogi au cœur
de sa pratique nous permet de comprendre également un peu mieux cette notion
difficile à appréhender pour nous d’amour de soi ou plus précisément l’amour du
Soi. Dans son union à l’Être, ce yogi la rend plus visible, plus
tangible ; on a l’impression de mieux savoir ce qu’idéalement il faudrait
faire au quotidien pour au moins s’en rapprocher : se donner de l’espace
et du temps. De la lenteur, de la bonté, de la communion avec ce que nous
sommes profondément et la nature de l’univers qui sont une seule et même chose.
De l’espace et du temps pour soi, loin du sens marketing de la formule, par
amour du Soi, de l’Être, de l’Être-vivant. Comprendre l’importance, le
caractère essentiel de l’écoute du Soi en soi. La véritable vacance de l’esprit ne se trouve pas sur
les plages bondées, les voyages low-cost ni même de luxe en mode VIP ;
elle se vit dans le bonheur de se (dé)poser sur son tapis de pratique, en
rendez-vous avec (le) Soi. Mais aujourd’hui, il faut bien le dire : il
faut désormais un certain courage pour cela, pour repousser les exigences, les
pressions, les déterminismes mondains, sociétaux et civilisationnels. Fort
heureusement, le Natha Yoga permet aussi d’accroître ce courage, de nous
soutenir et nous renforcer dans cette voie. Savoir être comme le serpent lové au
soleil sur sa pierre ; savoir aussi ne rien faire : reconnaître le
caractère indispensable à vie, à la créativité, de ce que l’on appelle de nos
jours péjorativement « les temps morts » ou la procrastination –
encore un mot à connotation largement péjorative. Procrastiner c’est reporter à
plus tard ce qui sensé pouvoir et devoir être accompli maintenant ; faire
par devoir et non par amour. Mais c’est aussi et justement le symptôme de celui
ou celle qui n’en peut plus des obligations et des contraintes sociales et qui
éloigne un moment le carcan pour ne faire qu’Être…et respirer. Le jugement qui
s’ensuit, de la part de soi-même et/ou des autres, est douloureux et
culpabilisant : « tu aurais dû faire ceci ou cela »… Mais c’est
vouloir occulter que la procrastination est aussi le symptôme de l’épuisement,
de la souffrance de l’être qui manque considérablement d’espace-temps, d’un
manque d’Être, et que de ce point de vue, cette attitude pourrait bien être
salutaire : ce qui va tirer la sonnette d’alarme, nous empêchant de
sombrer dans une négation absolue de soi, une forme de néant existentiel
mortifère. La considérer comme symptôme appelant un soin de soi, et non pas un
jugement dévalorisant, permet de voir les choses autrement et de reconsidérer
ce temps soi-disant « mort » : un temps offert à/au Soi, non
affecté à l’efficacité, la rentabilité, l’exploitation de soi. Un temps de don,
un temps d’amour. Le véritable temps mort n’est-il pas celui où l’on n’existe
pas ? Au sens philosophique du terme, ex-ister c’est placer au dehors,
imprimer quelque chose de soi dans la matière, dans l’espace et le temps.
Exister c’est montrer ce que nous sommes, en conscience, créer en nous créant.
En ce sens, le temps mort est celui qui nous éloigne de ce geste de création,
dans tous les sens du terme.
Thich Nhat Hanh[3] dit
que le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à l’être que l’on aime est de
l’espace. Et nous savons aujourd’hui, par les récentes découvertes
scientifiques, qu’espace et temps sont indissociables. Offrir de l’espace-temps
au Soi c’est bien ce que fait le yogi au cœur de sa pratique. Et qui plus est
dans le Natha Yoga, où la posture n’est pas une finalité en soi mais une
occasion, un cadre tendu, un espace, pour la vie, l’Être, par le souffle et la
présence à/au Soi : un espace d’amour qui est aussi un lien, une connexion
à l’univers. N’est-ce pas aussi le sens du tantra ? Mais ceci est encore
une autre histoire…
Sophie
Lesueur
Cet
article a été publié dans la revue Infos Yoga numéro 121, mars/avril 2019.